lunes, 23 de septiembre de 2013

Lire et écrire le roman d´aventures (Sartre)

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LIRE (le roman d´aventures)
"Au cours d'une de nos promenades, Anne-Marie s'arrêta comme par hasard devant le kiosque qui se trouve encore à l'angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot: je vis des images merveilleuses, leurs couleurs criardes me fascinèrent, je les réclamai, je les obtins; le tour était joué: je voulus avoir toutes les semaines Cri-Cri, l'Épatant, Les Vacances, Les Trois Boys-Scouts de Jean de la Hire et Le Tour du monde en aéroplane, d'Arnould Galopin qui paraissaient en fascicules le jeudi. D'un jeudi à l'autre je pensais à l'Aigle des Andes, à Marcel Dunot, le boxeur aux poings de fer, à Christian l'aviateur beaucoup plus qu'à mes amis Rabelais et Vigny. Ma mère se mit en quête d'ouvrages qui me rendissent à mon enfance: il y eut « les petits livres roses » d'abord, recueils mensuels de contes de fées puis, peu à peu, Les Enfants du capitaine Grant, Le Dernier des Mohicans, Nicolas Nickleby, Les Cinq Sous de Lavarède. 
A Jules Verne, trop pondéré, je préférai les extravagances de Paul d'Ivoi. Mais, quel que fût l'auteur, j'adorais les ouvrages de la collection Hetzel, petits théâtres dont la couverture rouge à glands d'or figurait le rideau: la poussière de soleil, sur les tranches, c'était la rampe. Je dois à ces boîtes magiques — et non aux phrases balancées de Chateaubriand — mes premières rencontres avec la Beauté. Quand je les ouvrais j'oubliais tout: était-ce lire? Non, mais mourir d'extase: de mon abolition naissaient aussitôt des indigènes munis
de sagaies, la brousse, un explorateur casqué de blanc.
J'étais vision , j'inondais de lumière les belles joues sombres d'Aouda, les favoris de Philéas Fogg. Délivrée d'elle-même enfin, la petite merveille se laissait devenir pur émerveillement. A cinquante centimètres du plancher naissait un bonheur sans maître ni collier,
parfait. Le Nouveau Monde semblait d'abord plus inquiétant que l'Ancien: on y pillait, on y tuait; le sang coulait à flots. Des Indiens, des Hindous, des Mohicans, des Hottentots ravissaient la jeune fille, ligotaient son vieux père et se promettaient de le faire périr dans les plus atroces supplices. C'était le Mal pur. Mais il n'apparaissait que pour se prosterner devant le Bien: au chapitre suivant, tout serait rétabli. Des Blancs courageux feraient une hécatombe de sauvages, trancheraient les liens du père qui se jetterait dans les bras de sa fille. Seuls les méchants mouraient — et quelques bons très secondaires dont le décès figurait parmi les faux frais de l'histoire. Du reste la mort elle-même était aseptisée: on tombait les bras en croix, avec un petit trou rond sous le sein gauche ou, si le fusil n'était pas encore inventé, les coupables étaient « passés au fil de l'épée ». J'aimais cette jolie tournure: j'imaginais cet éclair droit et blanc, la lame; elle s'enfonçait comme dans du beurre et ressortait par le dos du hors-la-loi, qui s'écroulait sans perdre une goutte de sang. Parfois le trépas était même risible: tel celui de ce Sarrasin qui, dans La Filleule de Roland , je crois, jetait son cheval contre celui d'un croisé; le paladin lui déchargeait sur la tête un bon coup de sabre qui le fendait de haut en bas; une illustration de Gustave Doré représentait cette péripétie. Que c'était plaisant! Les deux moitiés du corps, séparées, commençaient de choir en décrivant chacune un demi-cercle autour d'un étrier; étonné, le cheval se cabrait. Pendant plusieurs années je ne pus voir la gravure sans rire aux larmes. Enfin je tenais ce qu'il me fallait: l'Ennemi, haïssable, mais, somme toute, inoffensif puisque ses projets n'aboutissaient pas et même, en dépit de ses efforts et de son astuce diabolique, servaient la cause du Bien; je constatais, en effet, que le retour à l'ordre s'accompagnait toujours d'un progrès: les héros étaient récompensés, ils recevaient des honneurs, des marques d'admiration, de l'argent; grâce à leur intrépidité, un territoire était conquis, un objet d'art soustrait aux indigènes et transporté dans nos musées; la jeune fille s'éprenait de l'explorateur qui lui avait sauvé la vie, tout finissait par un mariage. De ces magazines et de ces  livres j'ai tiré ma fantasmagorie la plus intime:
l'optimisme..."

Ce fut vers ce moment — 1912 ou 1913 — que je lus Michel Strogoff. Je pleurai de joie: quelle vie exemplaire! Pour montrer sa valeur, cet officier n'avait pas besoin d'attendre le bon plaisir des brigands: un ordre d'en haut l'avait tiré de l'ombre, il vivait pour y obéir et mourait de son triomphe; car c'était une mort, cette gloire: tournée la dernière page du livre, Michel s'enfermait tout vif dans son petit cercueil doré sur tranches. Pas une inquiétude: il était justifié dès sa première apparition. Ni le moindre hasard: il est vrai qu'il se déplaçait continuellement mais de grands intérêts, son courage, la vigilance de l'ennemi, la nature du terrain, les moyens de communication, vingt autres facteurs, tous donnés d'avance, permettaient à chaque instant de marquer sa position sur la carte. Pas de
répétitions: tout changeait, il fallait qu'il se changeât sans cesse; son avenir l'éclairait, il se guidait sur une étoile. Trois mois plus tard, je relus ce roman avec les mêmes transports; or je n'aimais pas Michel, je le trouvais trop sage: c'était son destin que je lui jalousais. J'adorais en lui, masqué, le chrétien qu'on m'avait empêché d'être. Le tsar de toutes les Russies, c'était Dieu le Père; suscité du néant par un décret singulier,
Michel, chargé, comme toutes les créatures, d'une mission unique et capitale, traversait notre vallée de larmes, écartant les tentations et franchissant les obstacles, goûtait au martyre, bénéficiait d'un concours surnaturel [sauvé par le miracle d´une larme], glorifiait son Créateur puis, au terme de sa tâche, entrait dans l'immortalité. Pour moi, ce livre fut du poison: il y avait donc des élus? Les plus hautes exigences leur traçaient la route? La sainteté me répugnait: en Michel Strogoff, elle me fascina parce qu'elle avait pris les dehors de l'héroïsme.
(...)  Marcel Dunot, boxeur aux poings de fer, me surprenait chaque semaine en faisant, gracieusement, plus que son devoir; aveugle, couvert de plaies glorieuses, c'est à peine si Michel Strogoff pouvait dire qu'il avait fait le sien. J'admirais sa vaillance, je réprouvais son humilité: ce brave n'avait que le ciel au- dessus de sa tête; pourquoi la courbait-il devant le tsar quand c'était au tsar de lui baiser les pieds? Mais, à moins de s'abaisser, d'où pourrait-on tirer le mandat de vivre? Cette contradiction me fit tomber dans un profond embarras. J'essayai quelquefois de détourner la difficulté: enfant inconnu j'entendais parler d'un mission dangereuse; j'allais me jeter aux pieds du roi, je le suppliais de me la confier. Il refusait: j'étais trop jeune, l'affaire était trop grave. Je me relevais, je provoquais en duel et je battais promptement tous ses capitaines. Le souverain se rendait à l'évidence: « Va donc, puisque tu le veux! » Mais je n'étais pas dupe de mon stratagème et je me rendais bien compte que je m'étais imposé. Et puis, tous ces magots me dégoûtaient: j'étais sans-culotte et régicide, mon grand-père m'avait prévenu contre les tyrans, qu'ilss'appelassent Louis XVI ou Badinguet. Surtout, je lisais tous les jours dans Le Matin , le feuilleton de Michel Zévaco: cet auteur de génie, sous l'influence de Hugo,avait inventé le roman de cape et d'épée républicain. Ses héros représentaient le peuple; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le xive siècle la Révolution française, protégeaient par bonté d'âme des rois enfants ou des rois fous contre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand de tous, Pardaillan, c'était mon maître: cent fois, pour l'imiter, superbement campé sur mes jambes de coq, j'ai giflé Henri III et Louis XIII.
Allais-je me mettre à leurs ordres, après cela? En un mot, je ne pouvais ni tirer de moi le mandat impératif qui aurait justifié ma présence sur cette terre ni reconnaître à personne le droit de me le délivrer. Je repris mes chevauchées, nonchalamment, je languis
dans la mêlée; massacreur distrait, martyr indolent, je restai Grisélidis, faute d'un tsar, d'un Dieu ou tout simplement d'un père... "

ECRIRE (le roman d´aventures)
Je me fis donner un cahier, une bouteille d'encre violette, j'inscrivis sur la couverture: « Cahier de romans. » Le premier que je menai à bout, je l'intitulai: « Pour un papillon. » Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l'Amazone en quête d'un papillon précieux. L'argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j'avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat
délibéré me délivrait de mes dernières inquiétudes: tout était forcément vrai puisque je n'inventais rien. Je n'ambitionnais pas d'être publié mais je m'étais arrangé pour qu'on m'eût imprimé d'avance et je ne traçais pas une ligne que mon modèle ne cautionnât. Me tenais-je pour un copiste? Non. Mais pour un auteur original: je retouchais, je rajeunissais; par exemple, j'avais pris soin de changer les noms des personnages. Ces légères altérations m'autorisaient à confondre la mémoire et l'imagination.
(…)J'adorais le plagiat, d'ailleurs, par snobisme et je le poussais délibérément à l'extrême comme on va voir.
Boussenard et Jules Verne ne perdent pas une occasion d'instruire: aux instants les plus critiques, ils coupent le fil du récit pour se lancer dans la description d'une plante vénéneuse, d'un habitat indigène. Lecteur, je sautais ces passages didactiques; auteur, j'en bourrai mes romans; je prétendis enseigner à mes contemporains tout ce que j'ignorais: les moeurs des Fuégiens, la flore africaine, le climat du désert. Séparés par un coup du sort puis embarqués sans le savoir sur le même navire et victimes du même naufrage, le collectionneur de papillons et sa fille s'accrochaient à la même bouée, levaient la tête, chacun jetait un cri: «Daisy! », « Papa! ». Hélas un squale rôdait en quête de chair fraîche, il s'approchait, son ventre brillait entre les vagues. Les malheureux échapperaient-ils à la mort?
J'allais chercher le tome « Pr-Z » du Grand Larousse, je le portais péniblement jusqu'à mon pupitre, l'ouvrais à la bonne page et copiais mot pour mot en passant à la ligne: « Les requins sont communs dans l'Atlantique tropical. Ces grands poissons de mer très voraces
atteignent jusqu'à treize mètres de long et pèsent jusqu'à huit tonnes... » Je prenais tout mon temps pour transcrire l'article: je me sentais délicieusement ennuyeux, aussi distingué que Boussenard et, n'ayant pas encore trouvé le moyen de sauver mes héros, je mijotais dans des transes exquises.
(…)Mes auteurs favoris, par un reste de vergogne, s'arrêtaient à mi-chemin du sublime: même chez Zévaco, jamais preux ne défit plus de vingt truands à la fois. Je voulus radicaliser le roman d'aventures, je jetai par-dessus bord la vraisemblance, je décuplai les
ennemis, les dangers: pour sauver son futur beau-père et sa fiancée, le jeune explorateur de Pour un papillon lutta trois jours et trois nuits contre les requins; à la fin la mer était rouge; le même, blessé, s'évada d'un ranch assiégé par les Apaches, traversa le désert en tenant ses tripes dans ses mains, et refusa qu'on le recousît avant qu'il eût parlé au général. Un peu plus tard, sous le nom de Goetz von Berlichingen, le même encore mit en déroute une armée. Un contre tous: c'était ma règle; qu'on cherche la source de cette rêverie morne et grandiose dans l'individualisme bourgeois et puritain de mon entourage.
Héros, je luttais contre les tyrannies; démiurge, je me fis tyran moi-même, je connus toutes les tentations du pouvoir. J'étais inoffensif, je devins méchant. Qu'est-ce qui m'empêchait de crever les yeux de Daisy? Mort de peur, je me répondais: rien. Et je les lui crevais comme j'aurais arraché les ailes d'une mouche. J'écrivais, le coeur battant: « Daisy passa la main sur ses yeux: elle était devenue aveugle » et je restais saisi, la plume en l'air: j'avais produit dans l'absolu un petit événement qui me compromettait délicieusement. Je n'étais pas vraiment sadique: ma joie perverse se changeait tout de suite en panique, j'annulais tous mes décrets, je les surchargeais de ratures pour les rendre indéchiffrables: la jeune fille recouvrait la vue ou plutôt elle ne l'avait jamais perdue. Mais le souvenir de mes caprices me tourmentait longtemps: je me donnais de sérieuses inquiétudes.
Le monde écrit lui aussi m'inquiétait: parfois, lassé des doux massacres pour enfants, je me laissais couler, je découvrais dans l'angoisse des possibilités effroyables, un univers monstrueux qui n'était que l'envers de ma toute-puissance; je me disais: tout peut
arriver! et cela voulait dire: je peux tout imaginer.
Tremblant, toujours sur le point de déchirer ma feuille, je racontais des atrocités surnaturelles. Ma mère, s'il lui arrivait de lire par-dessus mon épaule, jetait un cri de
gloire et d'alarme: « Quelle imagination! » Elle mordillait ses lèvres, voulait parler, ne trouvait rien à dire et s'enfuyait brusquement: sa déroute mettait le comble à mon angoisse. Mais l'imagination n'était pas en cause: je n'inventais pas ces horreurs, je les trouvais, comme le reste, dans ma mémoire.
(…)l'ombre noyait la salle à manger, je poussais mon petit bureau contre la fenêtre,  l'angoisse renaissait, la docilité de mes héros, immanquablement sublimes, méconnus et réhabilités, révélait leur inconsistance; alors ça venait: un être vertigineux me fascinait, invisible: pour le voir il fallait le décrire. Je terminai vivement l'aventure en cours, j'emmenai mes personnages en une tout autre région du globe, en
général sous-marine ou souterraine, je me hâtai de les
exposer à de nouveaux dangers: scaphandriers ou géologues
improvisés, ils trouvaient la trace de l'Être, la
suivaient et, tout à coup, le rencontraient. Ce qui venait
alors sous ma plume — pieuvre aux yeux de feu,
crustacé de vingt tonnes, araignée géante et qui parlait
— c'était moi-même, monstre enfantin, c'était mon
ennui de vivre, ma peur de mourir, ma fadeur et ma
perversité. Je ne me reconnaissais pas: à peine enfantée,
la créature immonde se dressait contre moi, contre mes
courageux spéléologues, je craignais pour leur vie, mon
coeur s'emballait, j'oubliais ma main, traçant les mots, je
croyais les lire. Très souvent les choses en restaient là:
je ne livrais pas les hommes à la Bête mais je ne les
tirais pas non plus d'affaire; il suffisait, en somme, que
je les eusse mis en contact; je me levais, j'allais à la
cuisine, à la bibliothèque; le lendemain, je laissais une
ou deux pages blanches et lançais mes personnages dans
une nouvelle entreprise. Étranges « romans », toujours
inachevés, toujours recommencés ou continués, comme
on voudra, sous d'autres titres, bric-à-brac de contes
noirs et d'aventures blanches, d'événements fantastiques
et d'articles de dictionnaire; je les ai perdus et je me dis
parfois que c'est dommage: si je m'étais avisé de les
mettre sous clef, ils me livreraient toute mon enfance.

Je boudai la guerre, épopée de la médiocrité; aigri,
je désertai l'époque et me réfugiai dans le passé.
Quelques mois plus tôt, à la fin de 1913, j'avais
découvert Nick Carter, Buffalo Bill, Texas Jack, Sitting
Bull: dès le début des hostilités, ces publications
disparurent: mon grand-père prétendit que l'éditeur était
allemand. Heureusement, on trouvait chez les
revendeurs des quais la plupart des livraisons parues. Je
traînai ma mère sur les bords de la Seine, nous
entreprîmes de fouiller les boîtes une à une de la gare
d'Orsay à la gare d'Austerlitz: il nous arrivait de
rapporter quinze fascicules à la fois; j'en eus bientôt
cinq cents. Je les disposais en piles régulières, je ne me
lassais pas de les compter, de prononcer à voix haute
leurs titres mystérieux: Un crime en ballon, Le Pacte
avec le Diable, Les Esclaves du baron Moutoushimi, La
Résurrection de Dazaar. J'aimais qu'ils fussent jaunis,
tachés, racornis, avec une étrange odeur de feuilles
mortes: c'étaient des feuilles mortes, des ruines puisque
la guerre avait tout arrêté; je savais que l'ultime aventure
de l'homme à la longue chevelure me resterait pour
toujours inconnue, que j'ignorerais toujours la dernière
enquête du roi des détectives: ces héros solitaires étaient
comme moi victimes du conflit mondial et je les en
aimais davantage. Pour délirer de joie, il me suffisait de
contempler les gravures en couleurs qui ornaient les
couvertures. Buffalo Bill, à cheval, galopait dans la
prairie, tantôt poursuivant, tantôt fuyant les Indiens. Je
préférais les illustrations de Nick Carter. On peut les
trouver monotones: sur presque toutes le grand détective
assomme ou se fait matraquer. Mais ces rixes avaient
lieu dans les rues de Manhattan, terrains vagues, bordés
de palissades brunes ou de frêles constructions cubiques
couleur de sang séché: cela me fascinait, j'imaginais une
ville puritaine et sanglante dévorée par l'espace et
dissimulant à peine la savane qui la portait: le crime et
la vertu y étaient l'un et l'autre hors la loi; l'assassin et le
justicier, libres et souverains l'un et l'autre,
s'expliquaient le soir, à coups de couteau. En cette cité
comme en Afrique, sous le même soleil de feu,
l'héroïsme redevenait une improvisation perpétuelle: ma
passion pour New York vient de là..."



Sartre, Les Mots